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Entretien

Keren Ann

Un peu de poésie dans ce monde de brutes

Cœur et âme. Le jeu de mots conclut le communiqué de presse. Dans le nouveau et septième chapitre de sa discographie, You're gonna get love (Polydor), la compositrice et tricoteuse de textures sonores, inspirée par sa récente maternité, a troqué le flingue et la coupe au bol de son dernier disque contre les papillons et les fleurs. "Un besoin d'organique, rien à voir avec le cliché hippie", précise-t-elle. Une femme apaisée, qui ouvre son journal intime et universel.

On t'avait quittée en gangster et en femme fatale sur ta dernière pochette (album 101, sorti en 2011), te revoilà dans un cadre plus bucolique. Que voulais-tu illustrer ?
Sur tous mes projets, même les plus électro, j'ai toujours été attirée par les matières, les sons joués par des musiciens. Pour ce disque, j'ai travaillé avec Renaud Letang à la production, afin de me concentrer sur l'aspect live et retrouver la sensation de jouer avec des musiciens. D'où cette pochette affichant des éléments organiques, contre mon visage, dans mes mains... J'ai également évolué au niveau de l'écriture : même si j'utilise toujours quel-ques personnages dans mes récits, j'ai l'impression qu'ils sont de plus en plus proches de moi.

On pourrait croire que tu ouvres ton journal intime.
Je me livre peut-être un peu plus... Et ce, grâce notamment au format chanson, mon format d'écriture préféré, dont les frontières sont celles de la structure et de la rime, de la rondeur des mots qui habillent la mélodie. Cela me permet d'être dans l'intime sans forcément dévoiler ma vie privée. Il faut toujours avoir en tête cette idée d'Hemingway : se dire que ce que l'on traverse est vécu par beaucoup d'autres.

Tout au long de l'album, tu déroules la thématique des relations passionnelles, vécues ou idéalisées, avec, en filigrane, une forme de fatalité, voire de désillusion.
J'ai grandi ! (sourire) Plus jeune, on a parfois tendance à confondre la passion et l'amour, à idéaliser les histoires fusionnelles, voire drama-tiques. Avec le temps, on apprend à apprécier la beauté de la banalité, du monotone. On accepte que la passion ne soit pas toujours liée au côté envahissant, obsessionnel ou destructeur.

La fatalité, c'est aussi accepter le décès de ton père qui t'a inspiré le titre "Where did you go".
Je crois que tu vis une véritable révolution le jour où tu acceptes que tu ne reverras plus ceux que tu aimes... Que la mort n'est pas une rupture. Ce qui m'émeut aujourd’hui dans le départ de mon père, c'est le manque quotidien, ne pas le voir avec ma fille dans la même pièce, sur le même fauteuil... C'est ce que je sous-entends dans la chanson "Where did you go" : le 13 juin 2010, jour de son décès, est une journée dont je me rappelle avec beaucoup de détails et même de beauté, la lumière extérieure, la musique que j'écoutais...

Cette sérénité se ressent dans les riches orchestrations et les textures sonores très fouillées, mais mises en retrait, presque voilées. Comme si tu refusais d'asséner, d'imposer...
Peut-être... Pour la première fois de ma carrière, je voulais qu'il y ait des moments live sur cet album, d'où le choix d'appeler Renaud Letang, que je croisais au studio Ferber durant la préparation. On a commencé à discuter du projet entre deux séances, de ma difficulté à jongler entre le live et la production. La collaboration a été très naturelle ; il y a mes cou-leurs mais aussi les siennes, des choix de sons plus osés, plus bruts, par moment. Par exemple, sur le titre "You're gonna get love", je serais peut-être allée vers un blues plus effacé, alors que Renaud était dans une forme de luminosité via des lignes de guitares...

... Cinglantes !
Oui et même saignantes  ! Il y a mis du sang et de la chair.

La patte Keren Ann, ce serait plutôt les atmosphères éthérées, filtrées. Bref, ne jamais être dans le message, le didactique, mais dans l'évocation et les émotions.
Je n'ai jamais été une fan de ce qui nous prend de force, de ce qui est formulé. J'aime évoquer plutôt que dire, donner les clés et laisser chacun se faire sa propre opinion, à la manière de ces grands songwriters que sont Bowie, Dylan ou Cohen.

Evoquer à demi-mots, comme sur la complainte "My man is wanted...", avec ses effluves blues et sa guitare plaintive. Il y a beaucoup de silences, voire des points de suspension.
Sur ce titre, j'ai joué sur le déséqui-libre entre les rythmes ternaire de la guitare et binaire de la section basse-batterie. Bob Dylan a souvent utilisé cette technique de blues. J'avais également envie de jouer une partie guitare très "laid back", en retrait. En somme de respecter les codes du blues, mais en me plaçant à ses frontières.

Quel événement t'a inspiré la chanson "Bring back" sur une mère qui attend le retour de ses quatre fils partis à la guerre ?
A l'été 2014, je suis allée donner des concerts en Israël, au moment où la guerre de Gaza a éclaté. La tournée a été annulée, mais avant de rentrer en Europe, j'ai vu un reportage sur une mère israélienne qui passait ses journées à la frontière pour guetter le retour de ses deux fils mobilisés. Les journalistes la décrivaient comme étant au bord de la folie, mais je la comprenais tellement cette femme ! L'une des pires choses dans les guerres est le rôle des mères, qui ne peuvent rien faire d'autre qu'attendre le retour de leur mari, de leurs enfants, de leurs frères. La douleur couplée à la frustration...

A ce sujet, depuis les attentats de Charlie et de l'Hyper Casher en janvier 2015, beaucoup de Juifs français se sentent en insécurité dans leur propre pays et souhaitent rejoindre Israël. Qu'en penses-tu ?
Ça me touche forcément car je fais partie des Juifs de la diaspora. Nous vivons dans un pays laïc, or une fois sur deux, la terreur frappe la même minorité. Le mélange des cultures et le respect des cultes qui ont fait la beauté de ce pays sont actuellement remis en cause. J'étais à Paris au moment des deux attentats de Charlie et du Bataclan, nous avons tous été touchés dans notre quotidien. Et, malheureusement, je connais déjà cette situation, je l'ai vécue avec Israël, l'odeur insoutenable du sang, de la mort, de la peur... Contrairement à ces messages "Même pas peur" qui fleurissaient sur les réseaux sociaux, j'étais effrayée et le suis encore face à ce que cela dit de la société. Pourquoi le nier ? Pourquoi ne pas reconnaître que la France est face à un nouveau défi, que certains n'arrivent plus à vivre ensemble ?

Un article à retrouver dans notre magazine de mars

—  Ben

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