Rendez-vous à l'Angora, à la Bastille, le fief officieux de la chanson française et deuxième bureau de Frédéric Rollat, chanteur et auteur du trio parisien. De retour d'une tournée en Amérique centrale, Karpatt sort un 6ème album, Angora (At(H)ome), une nouvelle compilation de chansons populaires et poétiques. Pas de fil à la patte de Karpatt, ces rois sans couronne d'un royaume de comptoirs, gouailleurs de zinc adeptes des mélanges de chansons françaises et de swing musette, épicés aux saveurs latines. Ces trois-là fuient les grands boulevards, plutôt cour des miracles.
Pourquoi ce titre clin d'œil à cet incontournable café-concerts de la Bastille ?
Depuis notre premier album, "A l'ombre du ficus" (2002), que nous avons composé chez moi, près d'un ficus donc, nous aimons intituler nos disques d’après les lieux où ils ont vu le jour. "Comme un Temps de caillou" (2004) que nous avions enregistré dans une grotte, ou "Montreuil" (2009). Pour celui-ci, nous avions envie de rendre hommage à ce café-concerts, qui est notre deuxième maison. Beaucoup de chansons ont été écrites sur le piano de la petite salle du haut. L'Angora est un véritable lieu de spectacle vivant, fondé par Jean-Michel, un patron qui a imposé sa patte, il incarne le lieu. Il a le goût de la chanson, des mots, et a toujours défendu les sessions acoustiques, intimistes et sans distance avec les clients.
L'Angora s'est d'ailleurs imposé comme une place forte de la chanson française.
Oui. Depuis pas mal d'années, la petite famille de la chanson (La Rue Ketanou, Debout sur le Zinc, les Blérots de R.A.V.E.L., les Têtes Raides etc.), se suit dans divers cafés, comme l'Attirail, où nous nous retrouvions pour des concerts et des afters. Il y a aussi le café Ailleurs, où Loïc Lantoine a enregistré certaines de ses chansons, le Bateau El Alamein, Les Marcheurs de Planète, rue de la Roquette... Plus que des cafés-concerts, ce sont des aimants.
Une fois de plus, cet album lorgne tout autant les rives d'Amérique centrale (la chanson "Salvador" sur une femme qui a perdu ses enfants et son mari) que les troquets parisiens.
Au printemps 2015, nous étions en tournée en Amérique centrale, ça m'a donné envie de réécrire, de raconter des histoires, notamment sur cette dame, une Sentinelle, que j'ai rencontrée sur place. Sur la porte de sa maison, il y avait le pochoir d'un petit oiseau bleu, un "zozo", avec une phrase inscrite dessus : "Dans cette maison, nous voulons vivre loin des violences faites aux femmes", qui dit toute sa douleur et sa résistance face aux exactions locales. Au départ, nous voulions faire un album 100% musiques latines, notamment à travers le son des guitares, mais peu à peu le cahier des charges a explosé : comme souvent, les climats et les couleurs ont changé en fonction du thème des textes.
Comme dans la chanson "Encombrants", où musicalement, vous jouez un rythme ternaire à la guitare pour illustrer la valse folle des objets que l’on jette.
A force de voir des gens se ruer sur les poubelles de mon Monoprix, rue de la Roquette, j'ai eu envie de raconter ce paradoxe entre le gâchis et la misère. D'où, en effet, ce rythme effréné et cette couleur un peu valse acoustique.
Dans ce texte, tu brocardes la société qui se lasse aussi bien des produits que des gens.
Tous les jours, quand je vais chercher ma fille à l'école sur les coups de 17h30, je croise des gens qui se jettent sur ces énormes poubelles pour se nourrir. Face à cela, deux femmes du quartier ont décidé de prendre les choses en main pour combattre ce gâchis et organiser le partage. Il faut continuer à être optimiste car, face à la misère, à la surconsommation malgré les invendus etc., il existe des contre-pouvoirs et des initiatives privées, qui nous montrent qu'on peut agir autrement.
Dans "Moulinette", tu épingles le populisme ambiant et le réflexe frontiste à travers la chanson fadasse d'une artiste ("à la moulinette / hachée menue au kilomètre"). Qui t’a inspiré ce titre ?
Un jour, j'étais dans un bar de la rue Keller,avec deux moulins à viande accrochés aux murs, près de la porte. Ces vieilles machines de boucher m'ont fait penser à des orgues de Barbarie, tu tournes pour faire défiler le papier perforé comme de la bar-baque rose et gluante... (rire) J'entendais une espèce de musique sirupeuse dégouliner de ces appareils. Cela m’a évoqué le nivellement de l'art vers le bas, mais aussi notre passivité face aux médias... Produire toujours plus et avaler au kilomètre.
Pourquoi cette charge frontale, toi qui est d'habitude plutôt dans l'évocation ?
C'est vrai que, contrairement aux rappeurs qui sont dans la charge frontale, moi je préfère passer par une image, une petite histoire pas si anodine que cela... Passer par l'émotion plus que par le discours, c'est ma vision de l'engagement.
Comment est née la boucherie caustique du titre "Ecarteleur" sur un fils de bourreau qui finit par s'occuper lui-même de son père ?
Dans chacun de nos albums, il y a toujours une chanson à la fois drôle et trash, qui croque un aspect de la société. Là, c'est l'histoire d'une famille de bourreaux, d'un fiston tellement consciencieux dans son travail qu'il se fait un devoir et un plaisir de torturer son père... (rire)
On te décrit souvent comme un "peintre en sentiments". Qu'en penses-tu ?
Je valide car j'aime bien le pointillisme, avancer par touches successives, construire par couches, par nuances... Quand je dénonce des phénomènes de société, j'aime le faire en pointillé ; quand je suis dans le registre de l'émotion, je préfère être plus figu-ratif, dire les choses sans tourner autour du pot.
Dans le morceau "Cordes", tu dresses un bilan de Karpatt ("Pas facile de faire un bilan sans basculer dans l’épitaphe"). Sans aller jusque-là, quel regard portes-tu sur vos vingt ans de carrière ?
Je suis fier du chemin parcouru sur le circuit de l'indépendance. Karpatt, c'est avant tout une aventure humaine ; je me rappelle de notre toute première tournée, nous étions entassés dans l'Opel Kadett de mon père pour un circuit des bars que j'avais monté moi-même. Nous débarquions dans un rade et devions embarquer le public en quelques minutes... On plaçait des échelles contre les murailles du château ! Aujourd'hui, nous jouons sur de plus grandes scènes, les gens nous connaissent plus et nous avons même dû prévoir un set de chansons incontournables du groupe... Bref, on ne met plus les deux pieds sur le comptoir, juste le cul !
Malgré vos nombreux albums et tournées, vous avez eu du mal à toucher le grand public, contrairement à Tryo ou à La Rue Ketanou. Comment l'expliques-tu ?
Le prix de l'indépendance, c'est que tu n'as pas accès à de grands médias, et dans ce cas-là, il est très difficile de faire ton trou. Des groupes proches de nous comme Les Ogres de Barback, les Têtes Raides ou La Rue Ketanou sont plus médiatisés que nous tout en étant exemplaires dans leur façon de gérer leur carrière. Franchement, je ne sais pas où se trouve le grain de sable qui explique que nous n'avons pas plus touché le grand public... Peut-être que nous n'en avons fait qu'à notre tête en multipliant les virages musicaux... Autre exemple : mis à part les superbes dessins de Thomazo, nous n'avons jamais vraiment travaillé notre image, pas tourné de clips ni développé la scénographie. La mise en scène, la gestion de l'image, des réseaux sociaux, ce n'est pas notre truc. Karpatt, on ne le voit pas comme un projet, mais comme trois potes et des chansons.
Un article à retrouver dans notre magazine de mai